Dans les coulisses de l’US Navy : la tournée diplomatique du Président Eisenhower vue par une jeune recrue de l’US Navy
L’association les Américains et la 6e Flotte à Villefranche-sur-Mer a pour mission de faire connaître la richesse de l’histoire qui unit notre cité à la marine américaine [1]. Dans ce but, elle enrichit constamment son fonds d’archives par la collecte de tous documents, officiels ou privés, se référant aux presque deux cent cinquante ans d’amitié franco-américaine dans notre cité. Le recueil des témoignages oraux ou écrits des vétérans est mis en ligne progressivement sur le site de l’association à la rubrique Histoire.
Louis Lockwood, jeune recrue de la 1ère division, a tenu un journal quand il était à bord du navire amiral USS Des Moines CA-134 basé à Villefranche, port d’attache de la 6e Flotte. Ce témoignage est l’occasion de porter à la connaissance de tous le récit inédit d’une page d’histoire.
Incorporé le 29 juillet 1959, Louis Lockwood est présent en décembre de la même année, lors du bref séjour à bord (5 jours) du président américain Dwight D. Eisenhower. Il se souvient avec fierté d’avoir fait partie des rares membres de l’équipage à être admis sur le pont supérieur lors de l’atterrissage de l’hélicoptère présidentiel car il était un des 8 gardes de la haie d’honneur [2].
Cette occasion historique de côtoyer un chef d’Etat s’est présentée dans le contexte politique des tensions entre le bloc occidental et le bloc soviétique, la Guerre Froide (1947-1991) [3].
A la fin de son deuxième mandat (1957-1961), le leader du bloc de l’Ouest a entrepris sa dernière tournée diplomatique Peace and Friendship in Freedom pour visiter durant 3 semaines 11 pays [4].

Ike arrive en hélicoptère à bord de l’USS Des Moines CA-134 le 15 dec 1959 dans le port du Pirée à Athènes en Grèce
Après avoir été acclamé en Italie, en Turquie, au Pakistan, en Inde, en Iran, en Grèce, il monte à bord du navire amiral USS Des Moines dans le port du Pirée à Athènes, le 15 décembre 1959 . Le navire mettra le cap sur Tunis (17 décembre) puis Toulon en France, le 18. De là, le président Eisenhower doit prendre le train et rejoindre la capitale française où le président Charles de Gaulle l’accueillera. A Paris, se tiendra une réunion avec Harold MacMillan, premier ministre anglais et Konrad Adenauer, chancelier fédéral allemand : réunion préparatoire à la conférence au sommet prévue le 16 mai 1960 avec Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du parti communiste de l’URSS [5].
La grande popularité du 34e président des Etats-Unis, héros de la Seconde Guerre mondiale a fait l’objet de nombreux reportages au ton emphatique dans les actualités cinématographiques et la presse écrite, nationale ou locale [6].
Grâce à son récit, dénué de toute grandiloquence, Louis Lockwood nous fait entrer dans les coulisses de la VIe Flotte de l’US Navy. Avec toute la déférence due à ce président très populaire qu’il appelle de son surnom Ike, il nous livre le récit de ces journées à bord. Il nous fournit certains détails du protocole mis en place lors de ce séjour mémorable qui affecta la vie de tous, marins ou officiers.
Le commandant lui-même, Morgan Slayton, dans un long texte du journal de bord, nous révèle à quel point la venue de ce président exemplaire, qui prône les valeurs de compréhension et s’adresse aux hommes de bonne volonté, a été un honneur pour lui et son équipage en ces temps difficiles de menace nucléaire [7].
Ainsi commence le récit de cette visite, inoubliable à bien des égards, pour notre témoin :
Les préparatifs de cet événement ont commencé en août 1959 quand George W. Anderson III devint le commandant de la VI° Flotte et quand, le mois suivant, Captain Morgan Slayton assura le commandement de l’USS Des Moines. Le 30 novembre 1959 (jour de mon anniversaire), dans un lieu tenu secret en Méditerranée centrale, s’était déroulée une répétition de l’alignement de l’équipage (Man the Rail) en vue de la cérémonie. La répétition eut lieu à midi pour réduire l’ombre portée.
Le 14 décembre, plusieurs navires de la VI° Flotte ont quitté le port du Pirée (Athènes). Le commandant de la VI° Flotte avait transféré son équipage et son personnel à bord de l’USS Saratoga CVA-60 afin d’assurer le confort du Président sur l’USS Des Moines. Le séjour de 5 jours était classé Repos et détente à l’occasion de cette tournée des 11 pays en décembre 1959.
Jour 1 – 15 décembre. Ike a quitté l’aéroport d’Athènes en hélicoptère pour arriver à 13 h sur le navire. (Sur la photo, je suis le 2e garde de la haie d’honneur en partant de gauche).
Le personnel autorisé sur le pont, en dehors de l’équipage de l’hélicoptère, était le suivant : deux manœuvriers aviation, huit marins assignés à la haie d’honneur, l’officier responsable de la haie d’honneur, le commandant Slayton, le lieutenant-commandant Gunod (2e commandant), un maître d’armes et un photographe de la marine (les 3 derniers ne sont pas présents sur la photo). Je dois préciser que 21 coups de canon ont été tirés.
Les consignes avaient été formelles : personne ne serait autorisé à monter sur le pont principal pendant la visite d’Ike, sauf cas de force majeure. Les seules activités autorisées étaient les suivantes : l’alignement pour les passages en revue (aérien et maritime), les manœuvres de mouillage ou d’accostage, entrée et sortie du port, participation aux loisirs du président (précisés ultérieurement). Ce même 15 décembre, Ike fut simplement accueilli par le commandant Slayton et conduit à sa cabine.
Alors, le personnel sur le pont a repris ses activités habituelles pendant que l’équipage de l’hélicoptère s’en allait et que le navire appareillait. (On dit que Ike fit une petite sieste bien méritée cet après-midi-là).
A 13 h a commencé la revue navale qui a duré 3 heures pleines. Peut-être vous demandez-vous pourquoi ce fut si long ? Il faut dire que ce n’était pas une simple revue navale car le Commandant de la VI° Flotte assurait aussi le commandement des forces alliées de l’OTAN pour l’Europe. Croyez-moi, chaque pays européen pourvu d’une Flotte était présent. La Grande-Bretagne étant certainement le pays le plus représenté avec un nombre d’unités dépassant celui des Etats-Unis (?). Les navires étant alignés selon leur taille, la visite des unités les plus importantes a eu lieu en fin d’après-midi. Le soir, la seule activité sur l’USS Des Moines, a été la projection d’un film sur le pont des officiers.
Jour 2 – 16 décembre : journée entière prévue d’ALM (Activités à La Mer), qui a débuté à 9 heures avec un gigantesque ballet aérien et s’est prolongée sans interruption jusqu’à environ 11 heures.
Le croiseur lourd USS Boston a fait une démonstration, avec des avions de chasse, des tout nouveaux missiles Sidewinder à guidage thermique, mis en œuvre par les pilotes. On passa également en revue toute la gamme des bombardements et des mitraillages en rase-motte (toute la panoplie possible des différents types et différentes tailles d’armes).
Puis ce fut l’heure du repas.
Jour 3 – 17 décembre. Le navire se trouvant au large des côtes de la Tunisie, nous sommes arrivés à notre point de mouillage assigné, en milieu de matinée. Nous avons affrété une embarcation officielle pour Ike qui avait rendez-vous avec le chef de l’Etat tunisien. Au retour du président, en tout début d’après-midi, le bateau a mis le cap vers l’ouest, par une mer très calme. Des petites ondulations se reflétaient au soleil. Pas d’autres activités prévues pour l’après-midi.
En poursuivant la route vers l’ouest, en direction de Toulon, en France, on avait ce jour-là prévu pour Ike deux activités de loisir, tandis que le navire naviguait à une allure soutenue. Dans la matinée, les charpentiers du navire avaient construit un mini-golf sur le pont Hélicoptères, juste à l’arrière de la tourelle n°3 et vers l’écoutille coulissante d’accès au hangar. Puis, pendant l’après-midi, Ike y a pratiqué le tir aux pigeons d’argile au-dessus de la plage arrière. Seuls quelques officiers triés sur le volet auraient également été présents lors de ces deux activités.
Jour 4 – 18 décembre. Pas d’information
Jour 5 – 19 décembre. Il y avait un peu de brouillard à l’approche de la darse de Toulon mais quand il s’est levé, nous étions pratiquement à quai en fin de matinée.
Louis Lockwood n’a pas pris part aux cérémonies de l’arrivée à Toulon. La lecture du journal de bord édité le 25 décembre, nous apprend que le président Eisenhower suivi de l’Amiral Anderson, a passé en revue les Marines pour prendre congé de l’équipage et de son commandant avant de descendre.
Le protocole américain avait été réduit car Ike avait refusé les 21 coups de canon en son honneur avant de descendre à quai où l’accueil fut très chaleureux.
Nous connaissons, grâce à la presse locale et nationale les détails du protocole français. Les 3 000 élèves de l’Ecole des mécaniciens de la marine ont salué l’entrée du navire présidentiel tandis que sur le quai, trois rangs de fusiliers-marins lui ont rendu les honneurs. La délégation officielle française qui accueillit le chef d’Etat américain se composait de M. Jacquinot, ministre d’Etat, l’amiral Nomy, chef d’état-major de la marine, M. Hervé Alphand, ambassadeur de France à Washington, le vice-amiral d’escadre Georges Cabanier, et le vice-amiral René Etienne Sap, préfet maritime.
Citons le journal le Monde du 19 décembre 1959 [8] : Après que M. Jacquinot lui eut, au nom du général de Gaulle, souhaité la bienvenue, le président des États-Unis a dit sa joie de se retrouver » in the lovely country of France « . Le président Eisenhower a notamment déclaré : » Depuis le temps que la France et les États-Unis sont alliés, si tout n’a certes pas été pour le mieux dans le meilleur des inondes, la profonde amitié qui a toujours existé entre nous est la garantie de cette grande alliance, dont le but est la paix… Si nous parvenons à entretenir entre les uns et les autres les sentiments qui règnent entre nous, je suis sûr que nous gagnerons la grande bataille pour la paix. «
La traversée de la ville à bord d’une voiture décapotable n’a duré qu’une demi-heure mais ressemblait à une parade de fête nationale. Ike, debout, a remercié les Toulonnais, en formant avec ses doigts le V de la victoire.
Reprenons le récit de Louis Lockwood.
L’USS Des Moines a quitté la darse à 16 h. Il était prévu que le navire retourne à Villefranche mais on nous a informés qu’un bateau de croisière était amarré à la bouée n° 1, aussi notre arrivée a-t-elle été retardée au lendemain matin.
En attendant, le navire a mis le cap vers le sud, dans le golfe du Lion mais a été surpris par une forte tempête. Le navire a subi un roulis de 27° à tribord et a rapidement changé de cap pour l’éviter. Au cours de la nuit, nous avons perdu un véhicule par-dessus bord et plusieurs autres ont eu leurs vitres brisées par les vagues.
Nous n’avons pas beaucoup dormi cette nuit-là. Le lendemain à Villefranche, le temps était calme, ensoleillé et surtout chaud, contrairement à la veille !
Ainsi s’achèvent, pour notre jeune marin de 1° division, ces journées historiques. Après la tempête vient le soulagement du retour à la maison. Pour les marins de la 6e Flotte, Villefranche est avant tout leur Home away from home [9]. La mission exceptionnelle ayant été accomplie depuis le départ du Président, les tâches quotidiennes ont sans doute perdu de leur éclat. Dans le golfe du Lion, la Méditerranée, jusqu’à présent clémente envers un hôte si prestigieux, avait rugi et s’était déchainée. La crainte de ne pas retourner à bon port était bien réelle.
Louis Lockwood continuera sa carrière dans l’US Navy. Il restera sur le Des Moines jusqu’au 1er mars 1961 et sera affecté à bord de l’USS Springfield (CLG-7) du 25 octobre 1961 au 10 mai 1963. A un grade supérieur, au poste d’opérateur radio, à l’aube du 22 octobre 1962, il sera le premier à capter l’ordre de mobilisation de la VI° Flotte lors de la crise entre les Etats-Unis et Cuba [10].
Louis Lockwood reste très attaché à cette période de sa vie sur la Riviera française et particulièrement à Villefranche. Bien que résidant dans l’Ohio, il entretient une relation très amicale avec Valérie Blouin, présidente de l’association et petite-fille de la fameuse Mom Germaine. Ses notes de navigation, ses nombreuses photos de la Riviera française et de l’arrière-pays niçois, prises entre 1957 et 1961 [11] constituent un précieux fonds patrimonial. Nous le remercions chaleureusement pour toute la documentation mise à disposition de l’association.
With appreciation and understanding [12]
Michelle Icard
- Remerciements à Philippe Durand, membre de l’association qui a gracieusement apporté son expertise pour la traduction des termes maritimes.
[1] http://www.ussixthfleet-villefranche.com Villefranche a été le port d’attache des navires amiraux de la VI° Flotte jusqu’au 20 janvier 1967
Quelques précisions sur la carrière de Louis Lockwood :
Tout d’abord affecté à la First Division, Lou Lockwood s’occupait de l’entretien du pont en teck, des chaînes, des ancres, des tourelles de tir, etc.
OR Division – Operation-radio.
Grade RM3 = Radioman 3, c’est-à-dire, opérateur radio de niveau 3.
TAD Flag = Temporary Additional Duty Flag. Certains marins ou officiers pouvaient être assignés à des missions temporaires au sein de l’équipage rattaché à l’amiral. Ce fut le cas pour Louis Lockwood au moment de la visite présidentielle.
[2] La sélection avait été rude : il fallait mesurer entre 6 pieds et 6 pieds 2 pouces (environ 1.83m et 1.92m) et avoir un uniforme parfait : pli du pantalon impeccablement repassé à la vapeur, foulard parfaitement noué, chaussures reluisantes, bob vraiment « au carré »
[3] Documentation possible sur le site de l’université de Luxembourg
[4] voir vidéo British Movietone
[5] Conférence au sommet avortée à cause de l’incident de l’avion espion américain (U2) abattu en territoire soviétique. Voir fiche média sur la conférence de Paris
[6] Voir journal Var-Matin du 3 novembre 2020
[7] Visite mémorable puisqu’à cette occasion, une médaille (coin en anglais) en argent montée en porte-clefs fut offerte à 15 officiers ayant participé à cet événement. Lou Lockwood n’a pas été le seul à apprécier l’humanité de ce président. Orlando Beltran, SD1 Flag s’attendait à rencontrer un vieux soldat sévère (an old stern soldier) mais il a été conquis par sa gentillesse. A. J. Leblanc, SH2 S-3 trouve que c’est un leader qui inspire confiance. Extrait du journal de bord Daisy Mae, VOL VII, n°XXIII, 25 décembre 1959.
En annexe, voir document Welcome aboard Mr. President
[8] L’article du journal le Monde détaille l’identité des membres du comité d’accueil officiel français le 19 décembre 1959
{9] Expression difficile à traduire littéralement, un « chez soi loin de chez soi » qui traduit dans ce cas le fort attachement de certains vétérans de la 6e flotte qui gardent ancrés dans leur cœur les souvenirs de leur port d’attache préféré.
{10] Voir article du site INA sur la crise de Cuba le 28 février 2022 :
[11] En savoir plus sur Louis Lockwood
{12] Formule de remerciement d’Ike Eisenhower gravée sur la médaille en argent commémorative du séjour du président que nous reprenons à notre compte.
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