AU SON D’UNE VALSE LENTE par Jean-Pierre Kolodziejski

Ma mère Marie Bentaccordi en 1935

Ma mère s’appelait Marie Bentaccordi. Elle rencontra Tom Bradley, un marin américain à bord de l’USS Omaha (ou était-ce l’USS Raleigh ?) en rade de Villefranche à un thé dansant. Elle avait 23 ans. Je n’ai appris l’existence de son premier amoureux que par bribes au fur et à mesure des années, et très peu tant que mon père était en vie.

La première fois que j’appris l’existence de ce personnage eut lieu lors du déménagement de ma famille de la Villa Rialta au port de la Darse à l’automne 1955. Nous étions, ma mère et moi, en train de vider le buffet de cuisine de sa vaisselle, quand je découvris une photo grand format sous le papier protégeant les étagères : c’était un portrait genre studio d’un bel homme blond en uniforme de l’US Navy. J’appelai ma mère pour lui montrer ma découverte ; elle me retira la photo des mains un peu embarrassée et partit avec. Fin de l’épisode ; je compris qu’il n’y avait rien à ajouter.

Sautons quelques années. Au printemps 1970, je rentrais d’un séjour d’un an aux États-Unis, un programme d’échange étudiant qui m’avait fait découvrir l’Amérique. Je devais alors faire mon service militaire après avoir épuisé tous mes sursis. Emballé par mon expérience américaine, je fis part à mes parents de mon intention d’y retourner pour y vivre.  C’est ce qui poussa ma mère à m’en dire un peu plus sur le marin de la photo. Elle me dit qu’elle était tombée amoureuse de ce Tom Bradley et qu’elle était prête à épouser, mais qu’elle savait que son éloignement aurait brisé le cœur de ma grand-mère. Elle renonça donc à son projet, une façon indirecte de me faire comprendre qu’elle ne supporterait pas mon absence elle non plus.

En 1973, je partis quand-même au Canada où j’avais trouvé un boulot lucratif et mon père décéda quatre ans plus tard. Ma mère vint me voir fréquemment et elle passa les quatre dernières années de sa vie avec moi. Ce qui nous donna l’occasion de parler de beaucoup de choses. C’est ainsi que Tom Bradley revint un jour dans la conversation. Elle fut très étonnée que je me souvienne de l’épisode de la photo cachée dans le buffet.

Ma mère et ses amies avec des marins à bord de l’USS Raleigh CL-7 (ou USS Omaha) au milieu des années 30

Ma mère fut choisie comme demoiselle d’honneur pour le festin de la Saint-Michel à Villefranche, sans doute en 1936. En tant que telle, hormis les ventes de boutonnières dont elles étaient chargées par le Comité des Fêtes, les demoiselles d’honneur recevaient les notables et leurs invités à l’entrée du chapiteau où avait lieu le bal.  Soudain, apparut un trio de marins américains en goguette, et l’un d’eux, au cours de la soirée invita ma mère à danser. Elle refusa et lui expliqua du mieux qu’elle put, vu la barrière linguistique, que son rôle était de rester avec les officiels et leurs invités, donc pas question de danser avec de simples marins. Il insista pour la rencontrer après le bal, elle lui donna une fin de non-recevoir.

Casino jetée promenade 1941 – Collection Pascale Lopez du groupe Facebook Nice d’autrefois

Le hasard fait de bien curieuses choses. Son patron, un maître tailleur de la rue de France, avait ses habitudes au Casino de la Jetée-Promenade.  Il lui offrit une invitation pour elle et ses copines à un thé dansant donné par la Ville de Nice un samedi après-midi. Elles se mirent sur leur trente-et-un,  chapeau, gants et le reste et arrivèrent dans la grande salle de bal où une foule se pressait autour de la piste. Il y avait de nombreux uniformes et parmi ceux-ci, qui vit-elle ? Le marin américain du festin dernier. Il était en détachement avec d’autres matelots pour accompagner les officiers de son vaisseau invités par la Ville de Nice. Elle ne pouvait lui refuser la danse qu’il lui avait demandée quelques mois plus tôt. Ils valsèrent langoureusement au son d’un Boston et elle tomba amoureuse du beau blond.

Ils se fréquentèrent pendant trois ans. À chaque escale, Tom était fidèle au rendez-vous. Mon grand-père commençait à s’inquiéter : quelle réputation aurait sa fille qui fréquentait ainsi un marin de passage ? Ma grand-mère ne savait plus à quel saint se vouer. Ma mère avait commencé à apprendre l’anglais pour mieux comprendre Tom. Lui de son côté n’avait pas attendu pour prendre tous les renseignements nécessaires sur elle et sa famille, réputation, moralité et condition sociale. Était-elle au moins catholique ? Au printemps 1939, il la demanda en mariage et était prêt à aller voir son père. Elle le supplia d’attendre encore un peu. Il devait surtout demander la permission à ses supérieurs de l‘épouser. La Navy était stricte sur les mariages avec des étrangères. Non seulement il y aurait enquête, mais Tom devait avoir suffisamment d’argent pour assurer le passage de sa future vers les États-Unis.

Cela prendrait du temps et ils décidèrent de se marier au printemps 1940. Le navire quitta Villefranche vers juillet et Tommy confia son portefeuille à ma mère en gage. Elle me dit qu’il contenait une « grosse somme de dollars ».  Le bateau devait revenir à l’automne 1939. Il ne revint pas car la guerre éclata le 3 septembre et les États-Unis étant neutres, il remonta vers les Pays-Bas qui eux aussi étaient neutres. Ma mère reçut une lettre de Tom à la Noël. Il lui demandait d’écrire à ses parents à Marion dans l’Illinois. Elle se rendit alors compte que la providence lui dictait de rester avec les siens. Elle alla au consulat américain à Nice avec le portefeuille de Tom, afin qu’il soit retourné à ses parents. On lui donna un reçu et lui assura que ce serait fait promptement.  Elle reçut une lettre des Bradley en janvier 1942, elle avait été expédiée en novembre 1941 et avait sans doute passé à la censure. Ils la remerciaient pour avoir rendu le portefeuille et l’argent mais l’informaient qu’ils n’avaient aucunes nouvelles de leur fils depuis plusieurs semaines. Ils savaient seulement que son navire n’était plus en Europe. Elle n’entendit plus jamais parler de Tom et des Bradley.

Le 7 décembre 1941, à 20h (heure allemande), alors qu’elle prenait l’apéritif à la terrasse d’un café à Villefranche avec ses amies d’enfance et leurs maris, elle rencontra mon père Casimir Kolodziejski, que les deux hommes avaient invité sachant que ma mère était encore célibataire. Il était exactement 8h du matin à Honolulu au même moment : Pearl Harbor était en train de changer le cours de la guerre. Mes parents se marièrent en Avril quatre mois plus tard.

Ma mère avait cependant gardé précieusement la photo de Tommy. Mais moi, je ne l’ai jamais revue.