Lisez l’histoire surprenante racontée par le contre-amiral Thomas G. Lilly (USN Ret.), membre d’honneur de notre association depuis Octobre 2020. Il vit à Oxford, Ms, avec son épouse Constance.
Me souvenir des moments passés à Villefranche au milieu des années 1950 n’est pas difficile. Chacune des cinq visites que j’y ai faites entre 1955 et 1957 a été une aventure mémorable. Villefranche était le joyau de la Méditerranée, inconnu de la plupart du monde, et des touristes, en particulier américains. Ceux de la Sixième Flotte, cependant, le savaient bien. En tant que tout jeune enseigne de vaisseau, officier responsable des décaissements sur l’USS Betelgeuse (AK-260), un cargo de la classe Victory desservant la Sixième Flotte depuis Norfolk, en Virginie, ma première visite à Villefranche a eu lieu le dimanche 13 novembre 1955.
Nous étions arrivés tard la veille de Gênes et étions amarrés à une bouée. Avant notre arrivée, on m’avait dit que Mom Germaine avait un sentiment chaleureux pour le Betelgeuse car sa fille s’était mariée avec un marin qui avait servi sur ce navire quelques années auparavant. Un de nos premiers-maîtres m’a également raconté l’histoire de Bloody Mary et qu’elle était devenue membre de la Résistance française pendant la Seconde Guerre Mondiale après l’exécution de son mari et de son fils par la Gestapo. Elle disait avoir reçu son sobriquet pour avoir tué plusieurs soldats allemands par vengeance. On m’a dit qu’elle venait toujours accueillir les navires dès leur arrivée à Villefranche, qu’elle pouvait quelquefois monter à bord pour vendre des fleurs et qu’elle était même descendue dans les quartiers des officiers. J’ai été averti de l’éviter parce qu’elle était très imprévisible et passait pour une folle.
En fin d’après-midi, j’ai embarqué sur l’une des navettes du navire pour aller à terre, et, après avoir débarqué, j’ai cherché à voir si je pouvais repérer d’autres officiers subalternes du navire déjà à terre quand, tout à coup, j’ai senti une main dans la poche droite de mon pantalon qui la vidait. Je me suis rapidement tourné et j’ai vu une petite femme très robuste aux bras puissants qui a ensuite ouvert sa main pour montrer l’argent qu’elle avait récupéré de ma poche, a pris ce qu’elle considérait évidemment satisfaisant puis m’a remis le reste avec un bouquet de fleurs et un sourire ironique. Je n’avais pas besoin que l’on me dise que je venais d’avoir ma première rencontre avec Bloody Mary. J’étais stupéfait que quelqu’un fasse quelque chose comme ça et j’ai vu qu’elle était vraiment imprévisible. Je n’ai pas demandé mon reste et ai continué mon chemin les fleurs à la main vers l’établissement de Mom Germaine où j’ai vu un ou deux autres officiers. L’un d’eux et moi avons décidé de dîner chez Mom Germaine.
Mon siège faisait face à la cuisine et, en attendant que nos plats soit servis, je me suis retrouvé soudainement étouffé par derrière et pouvait à peine respirer. La chaise tombait vers l’arrière et, juste avant que je ne tombe au sol, la prise a été soudainement relâchée. Je me suis retourné et ai vu Bloody Mary qui m’avait étouffé avec la poignée de sa canne. Elle a ricané et m’a fait un sourire satisfait. Mom Germaine, voyant ce qui s’était passé, est venue par derrière et l’a faite partir. Je croyais maintenant que Bloody Mary devait être folle et j’étais choqué par ce qu’elle venait de faire. Je n’avais pas voulu la rencontrer mais maintenant j’avais déjà vécu deux incidents très troublants avec elle lors de mon premier jour à Villefranche. Je ne voulais certainement pas répéter l’expérience une deuxième fois.
Mom Germaine était un endroit très populaire et les tables en bordure étaient généralement bondées, en particulier dans la soirée. Les habitants de la région, y compris les musiciens et les artistes venaient et je me souviens d’un acrobate sur un monocycle qui passait à travers la foule, alors que certains de nos membres d’équipage étaient présents. Lors de cette première visite, j’ai appris que notre commandant, Captain Russell H. « Snuffy » Smith, diplômé de l’Académie navale et survivant du naufrage de l’USS Wasp (CV-7) pendant la Seconde Guerre Mondiale, était toujours mélancolique lorsqu’il venait à Villefranche. En 1938-1939, alors qu’il servait à bord de l’USS Jacob Jones (DD-130) à Villefranche, son jeune enfant y mourut. Mom Germaine l’aurait connu à l’époque et connaissait bien la tragédie. Mais je ne l’ai jamais entendu en parler.
Pendant notre temps à Villefranche, plusieurs vendeurs sont venus à bord pour commercialiser leurs produits en vente dans le magasin du navire. Un vendeur allemand, ancien commandant de sous-marin qui portait un bandeau noir sur un œil, vendait des appareils photo et des jumelles. Celle qui s’est le plus distinguée était une jeune femme séduisante et discrète dénommée Eliane Hugues de Cannes qui représentait, si je me souviens bien, les parfums Lancôme. Elle venait toujours au navire dès notre arrivée à Villefranche et c’était toujours un plaisir de la voir. L’après-midi suivant, j’ai pris le bus pour visiter Nice et, à mon retour à l’arrivée de la navette, j’ai été accueilli par Bloody Mary qui m’a offert un bouquet de fleurs et, en dépit de ses actions passées envers moi, je lui ai donné 100 Francs. Le Betelgeuse quitta Villefranche le lendemain pour Barcelone.
Notre visite suivante à Villefranche a eu lieu le jeudi 16 février 1956, lorsque nous sommes arrivés ce matin-là de Naples, avec l’USS Newport News (CA-148) présent en tant que navire amiral de la 6e Flotte. L’élégant yacht noir d’Errol Flynn, le Zaca, était présent à cette occasion ou lors de notre prochaine visite plus tard cet été-là. Je suis certain d’avoir vu Bloody Mary ce jour-là, mais je ne me souviens pas des détails de cette rencontre. Nous sommes partis tôt le lendemain matin pour Cannes, où nous avons rejoint d’autres navires de la Sixième Flotte.
Nous sommes retournés à Villefranche dans la matinée du jeudi 16 août 1956, cette fois en provenance de Barcelone. L’USS Salem (CA-139), désormais fleuron de la Sixième Flotte, était présent. Ce jour-là, j’ai transféré 550 000 US$ en espèces à l’agent de décaissement du Salem, ayant eu l’ordre d’obtenir ces fonds à Norfolk, puis les transférer à cet agent sur le Salem. Lorsqu’il est venu en bateau sur le Betelgeuse pour récupérer l’argent, il était accompagné de plusieurs gardes des Marines lourdement armés.
Cet après-midi-là, je suis allé à terre et ai pris le bus pour Nice avec deux autres officiers junior de notre navire. Bloody Mary est montée dans le bus juste derrière nous et j’ai remarqué que quelque chose s’était dit entre elle et l’un des autres officiers assis en face de moi avant qu’elle ne s’assied derrière lui. Aucun autre passager n’est monté à bord de l’autobus. Juste après, Bloody Mary a mis sa canne autour de son cou, l’étouffant et le tirant vers l’arrière. Son visage est devenu très rouge et il ne pouvait pas parler. Enfin, elle a relâché sa canne et l’a placée à côté d’elle. Elle n’était certainement en aucune sorte une personne à rencontrer. Ses biceps étaient énormes pour une femme. Elle semblait être toute en muscles et « forte comme un bœuf ». J’étais en service le lendemain et suis resté à bord du navire. Le lendemain matin vers 9h, nous sommes partis pour Cannes.
Nous sommes ensuite venus à Villefranche en provenance de Naples le mardi 9 avril 1957. Aucun autre navire de l’US Navy n’était présent. Je suis allé à terre dans l’un des bateaux du navire avec notre officier exécutif et nous sommes allés au pied de la rue de l’Eglise à côté de l’hôtel Welcome. Nous commencions à peine à monter les marches du long escalier en pierres qui mène à la partie supérieure de la ville quand, environ 50 mètres au-dessus de nous sur l’escalier, nous avons repéré Bloody Mary. En nous voyant, elle se mit à agiter sa canne en l’air, criant quelque chose en français avec enthousiasme et s’est mise à descendre l’escalier. Nous avons tous les deux senti qu’elle se dirigeait vers moi et il a dit que j’ai dû lui rappeler son fils d’une manière étrange. Je lui ai dit que je ne savais pas pourquoi elle avait agi de cette façon mais je ne voulais pas savoir et devais partir. Je me suis dirigé vers l’entrée de la rue Obscure et j’y suis entré, pensant que je pouvais sortir de la rue souterraine quelque part sur la rue de l’Eglise au-dessus de l’endroit où elle s’était tenue debout même si je n’avais jamais fait cela. J’ai rapidement marché à travers le tunnel sombre jusqu’à ce que je me trouve à un endroit où j’ai dû faire un tour et j’ai été surpris de voir Bloody Mary debout juste en face de moi, souriant et riant à la fois. Elle avait en quelque sorte su ce que j’avais l’intention de faire et savait sûrement tout sur la rue Obscure. J’ai été tout simplement étonné de ce qu’elle avait fait. Agité, je me suis rapidement retourné pour revenir sur mes pas pour sortir de la rue Obscure. Abandonnant ma tentative de monter la rue de l’Eglise, j’ai pris un bus pour Nice pour l’éviter. Je suis resté perplexe quant à la raison pour laquelle elle semblait concentrer son attention sur moi comme elle l’avait fait. En tout cas, c’est la dernière fois que je me souviens l’avoir vue.
Le temps était désagréable pendant que nous y étions cette fois-là et le lendemain, le vent était très fort, atteignant une vitesse d’environ 74 km/h, et toute la navigation de plaisance a dû être annulée. Le navire, alors qu’il était amarré à une bouée, a été balancé dans les deux sens par des vents forts tout au long de la journée. Vers 6 heures du matin le lendemain, jeudi 11 avril, nous avons quitté Villefranche pour Gibraltar.
Le mardi 25 juin 1957, nous sommes retournés à Villefranche pour un grand exercice en mer de la 6e Flotte et nous sommes amarrés à une bouée vers 8 heures du matin. À 11 h, j’ai quitté le navire en tant qu’officier de patrouille à terre et j’y suis resté jusqu’à peu près minuit le lendemain. Je n’y ai pas vu Bloody Mary à cette occasion et je me demandais si quelque chose lui était arrivée. Sa présence dans la zone portuaire m’a manqué et j’espérais qu’elle allait bien. Le Betelgeuse s’est mis en route pour Naples vers 10h30 le jeudi 27 juin. C’est le dernier voyage que j’ai fait sur le Betelgeuse à Villefranche et en Méditerranée.
Je ne suis revenu à Villefranche que le 25 mai 1998 quelques 41 ans plus tard, lors d’une visite en France avec quelques amis de la Marine et leurs conjoints. J’avais l’intention de revenir à Villefranche et surtout chez Mom Germaine. Un autre couple a accepté de se joindre à nous en voiture de Nice où nous venions d’arriver à l’hôtel, et nous sommes allés à La Mère Germaine vers 14h30, n’ayant pas mangé depuis que nous avions quitté Carpentras beaucoup plus tôt ce matin-là. Le maître d’hôtel chez Germaine, nous l’avons appris plus tard, était Thierry Blouin et il nous a dit que, malheureusement, le chef était rentré chez lui, et qu’ils ne servaient plus à déjeuner. Je lui ai dit que j’attendais depuis plus de 40 ans pour avoir la chance de revenir chez Mom Germaine et que j’y avais passé beaucoup de temps alors que j’étais en service dans la Marine au milieu des années 50. Il a fait une pause et m’a dit qu’il voulait que je le suive pour rencontrer sa mère, Josiane Blouin, qui se trouvait dans l’arrière-salle à la caisse. En rencontrant Josiane, nous avons parlé de la fille aînée de Mom Germaine et sœur de Josiane, Claire, et de son mariage avec un marin américain. Josiane ne se souvenait pas de Bloody Mary. Elle m’a dit qu’elle était probablement trop jeune à l’époque mais que sa sœur aînée Claire qui vivait à Pensacola, FL, pourrait m’en parler. Elle m’a donné son adresse. Thierry a dit qu’il était désolé de ne pouvoir nous servir le déjeuner mais nous a proposé de nous servir une salade et du vin. Nous avons beaucoup apprécié et avons mangé à une table donnant sur la rade.
La salade, le vin et le dessert étaient parfaits pour l’occasion. La gentillesse que nous ont apportés Thierry et Josiane nous a donné un souvenir mémorable de La Mère Germaine et pour lequel nous avons été profondément reconnaissants. Après avoir dit au revoir, nous sommes allés à l’entrée de la rue Obscure et j’ai marché un peu à l’intérieur me souvenant de ma dernière rencontre avec Bloody Mary et souhaitant l’avoir connue d’une manière différente. Nous avons ensuite quitté Villefranche et sommes retournés à Nice.
De retour aux États-Unis, j’ai appelé Claire Kelley, qui a confirmé que son mari servait sur le Betelgeuse quand elle l’avait épousé mais qu’il avait été transféré peu de temps après sur le Salem. Après sa retraite en tant que premier-maître de la Marine, il a été employé comme technicien radar, réparant l’équipement radar sur les navires de l’US Navy en Méditerranée. Claire se souvenait de Bloody Mary et m’a dit qu’elle en avait peur dans sa jeunesse.
Elle avait entendu parler de l’officier de marine américain dont le bébé s’était noyé dans le port de Villefranche. On lui avait dit qu’ils avaient laissé le bébé sur son lit dans sa cabine et bloqué le hublot avec un oreiller, pensant que le bébé ne pourrait y passer à travers. Cependant, le bébé a fait exactement cela, il est tombé dans l’eau par le hublot et s’est noyé. Je lui ai dit que le bébé était l’enfant du capitaine « Snuffy » Smith, qui avait été mon commandant sur le Betelgeuse et sa tristesse lors de notre visite à Villefranche.
Pendant de nombreuses années avant et après ma dernière visite à Villefranche en 1998, j’avais essayé de découvrir la vérité sur Bloody Mary et son vrai nom mais je n’ai pas réussi jusqu’à ce que je trouve son nom mentionné sur le site de l’USS Des Moines Association, où j’ai appris que son vrai nom était Madame Edith Duhamel et qu’elle avait été honorée par la Ville de Villefranche en donnant son nom à une rue. Mes remerciements vont à Jerry Aheron qui a servi sur le Des Moines, pour mettre en lumière son vrai nom et son histoire. Enfin, le mystère de Bloody Mary avait été résolu, non seulement pour moi, mais pour d’innombrables autres. J’ai aussi constaté que je n’étais évidemment pas le seul à avoir eu des difficultés en interagissant avec elle, voyant qu’il a apparemment fallu un certain temps avant que la Ville de Villefranche ait officiellement reconnu son service. J’ai été très heureux de voir que cela avait été fait.
Thomas G. Lilly Oxford, MS, États-Unis
USS Betelgeuse (AK-260) 1955-1957
Note de la présidente (20/12/2020) : Le dernier paragraphe mérite une correction. En effet, ce texte nous a été transmis en 2016. Après de nombreuses recherches, il apparaît que Bloody Mary n’est pas Madame Edith Duhamel, héroïne résistante pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le mystère de Bloody Mary reste donc entier à ce jour.
Laisser un commentaire
Vous devez être dentifié pour poster un commentaire.